Lors de cette fascinante interview, nous avons eu l’opportunité discuter avec Dre. Oumoul Khaïry COULIBALY, une experte éminente dans les domaines du foncier, du genre, des études féministes, de l’autonomisation des femmes et des migrations entre autres. Elle a consacré sa carrière à l’exploration des dynamiques sociales qui influencent notre société contemporaine. Son parcours exceptionnel et ses connaissances approfondies lui permettent d’apporter un regard éclairé sur les enjeux cruciaux de notre époque, en particulier les problématiques de l’accès des femmes au foncier, des fondements socioculturels de la gouvernance foncière, des violences basées sur le genre, de l’autonomisation des femmes dans l’agriculture, des migrations féminines etc. Son expertise et sa passion pour ces sujets font d’elle une voix incontournable dans le domaine de la recherche et de l’action sociale en Afrique.
Qui est Dre. Oumoul Khaïry COULIBALY ?

Je suis docteure en socio-anthropologie et Maitresse de Conférences Titulaire à l’École Supérieure d’Économie Appliquée (ESEA, ex ENEA) de l’Université Cheikh Anta DIOP de Dakar. Dre Coulibaly est experte en genre, autonomisation des femmes, inclusion sociale et féminisme intersectionnel.
Mes domaines de recherches et d’enseignement portent sur les problématiques de l’accès des femmes au foncier, des fondements socioculturels de la gouvernance foncière, des violences basées sur le genre, de l’autonomisation des femmes dans l’agriculture, des migrations féminines, entre autres.
Parallèment à l’enseignement supérieur et à la recherche fondamentale, j’ai conduit plusieurs études et projets de recherche-action d’envergure au Sénégal et dans la région ouest africaine portant sur les droits des femmes et des filles dans divers domaines.
Je suis également experte en renforcement de capacités sur les méthodes et outils d’intégration du genre et de l’inclusion sociale et d’adoption des approches transformatrices en genre dans les projets et programmes de développement.
J’ai conduit différentes missions de diagnostic genre dans le cadre de formulation de Plans de Développement Communaux (PDC), intégrant les Objectifs de Développement Durable (ODD) ; d’élaboration de Politique Genre et d’Inclusion Sociale, notamment pour le compte de structures comme la Délégation à l’Entrepreneuriat Rapide des Femmes et des Jeunes (DER/FJ) ; d’évaluation d’impact de programmes d’appui aux organisations féministes et féminines au Sénégal, etc.
Dre Coulibaly est auteure de plusieurs publications scientifiques et de documents de valorisation de résultats de recherche et a participé à plusieurs manifestations scientifiques et réflexions politiques sur les droits des femmes.
Je suis membre de mouvements féministes comme le « Réseau des Féministes Sénégalaises », le Collectif « Daffadoy » (ça suffit !) ou encore l’Association pour les droits des femmes dans le développement (AWID).
Je suis aussi chercheuse associée au laboratoire d’études et de recherches sur le Genre, l’Environnement, la Religion et les Migrations (GERM) de l’Université Gaston Berger de Saint- Louis et au Think Tank Initiative Prospective Agricole Rurale (IPAR).
Pouvez-vous nous expliquer en quoi consistent vos recherches sur l’accès des femmes au foncier et pourquoi ce domaine est-il important ?

Mes travaux de recherche et d’enseignement portent principalement sur les déterminants socioculturels de la gestion foncière, et de façon spécifique sur l’enchâssement social des inégalités foncières et l’articulation des inégalités de genre et discriminations intersectionnelles dans un contexte d’évolution des pratiques sociales dans ce domaine et d’émergence de nouveaux enjeux fonciers.Les connaissances produites sont utilisées pour informer les pratiques et les politiques et influencer les comportements en matière de droits fonciers des femmes.
J’ai commencé à m’intéresser au foncier, et notamment à l’accès des femmes à la terre, comme facteur indispensable à leur autonomisation dans l’agriculture. C’était dans le cadre d’une étude visant à établir la situation de référence de l’autonomisation des femmes dans l’agriculture dans le cadre du projet Feed The Future/Naatal Mbaay, USAID et menée par l’IPAR. Pour mener cette situation de référence, nous avions utilisé l’Outil Women’s Empowerment in Agriculture Index (WEAI), ou Indice d’Autonomisation des femmes dans l’Agriculture, en français. L’outil permet de mesurer plusieurs aspects liés au rôle des femmes et à leur implication dans cinq domaines, dont les « Ressources », notamment la terre.
C’est par la suite que j’ai coordonné pendant quasiment quatre ans un projet de recherche-action, toujours pour l’IPAR, en collaboration avec le CNCR et avec l’appui financier du CRDI. Le projet avait pour objectif d’améliorer l’accès sécurisé des femmes à la terre et leur participation à la gouvernance foncière, dans un contexte d’Accaparement des Terres à Grande Échelle (ATGE).
Bien que la question de l’accès des femmes soit présente dans la plupart de mes recherches sur l’autonomisation des femmes rurales, c’est grâce à ce projet que j’ai commencé à mettre un focus particulier sur la question spécifique des droits fonciers des femmes au foncier et leur participation à la gouvernance de cette ressource.
De même, en tant qu’enseignante-chercheuse à l’École Supérieure d’Économie Appliquée de l’Université Cheikh Anta Diop, (ESEA ancienne ENEA), la question foncière, en générale, et celle de l’accès à la terre des femmes, est une problématique présente dans nos enseignements et de recherches.
Quels sont, selon vous, les principaux obstacles auxquels les femmes sont confrontées lorsqu’il s’agit de garantir leur accès au foncier ?

Bien qu’il soit nécessaire de revoir certaines dispositions, le cadre réglementaire sénégalais est assez favorable à l’accès sécurisé des femmes à la propriété foncière et à la gouvernance de cette ressource. Le Sénégal a pris quasiment tous les engagements internationaux et régionaux promouvant les droits les femmes, dont ceux relatifs au foncier. A titre d’exemple, au niveau international, le pays a ratifié la Convention contre toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes (CEDEF) et s’est engagé à atteindre les ODD à l’horizon 2030. Au niveau continental, il a souscrit au protocole de Maputo, entre autres.
Au plan national, il dispose d’un cadre juridico-institutionnel national qui consacre l’égalité des sexes dans l’accès à la propriété et reconnaît les droits fonciers des femmes (la Constitution de 2001 ; la Loi sur le Domaine National, la Loi agro-sylvo-pastoral ; la circulaire instituant le quota dans l’agriculture). Le pays a aussi voté la loi instituant la parité dans les fonctions électives et semi-électives permettant aux femmes de participer à la gouvernance foncière.
Cependant, ce cadre est peu appliqué et les principaux obstacles à son application sont liés aux normes socioculturelles, qui sous-tendent les comportements et pratiques dans ce domaine. Pour exemple, la loi sur le Domaine Nationale a fêté ses 60 ans le 17 juin dernier, mais on peine toujours à l’appliquer de façon effective en raison de la prédominance de la gestion coutumière. Car le principe d’égalité formelle juridique consacré par notre cadre réglementaire n’est pas socialement accepté. Comme dans tous les autres domaines, nous avons un problème d’acceptation sociale de nos lois et règlements, ce qui limite leur applicabilité.
Plusieurs considérations socioculturelles continuent à déterminer les conditions d’accès des femmes à la terre, comme la division sexuelle du travail ; la triple identité de la femme, fille, sœur, épouse, assignée à la femme et faisant d’elle une personne à la charge d’un homme durant toute sa vie ; le caractère patrimonial de la terre, etc.
Ce sont ces considérations qui sous-tendent la répartition inégale des rôles et responsabilités et la hiérarchisation des statuts, conférant aux femmes un statut social inférieur, un faible pouvoir décisionnel ; un accès limité aux informations, limitant par exemple la connaissance de leurs droits fonciers et des procédures de sécurisation ; un accès faible aussi aux opportunités économiques, notamment au crédit.
Mais n’oublions pas que les femmes ne constituent pas une catégorie homogène, d’autres facteurs intersectionnels, comme l’âge, le lieu de résidence, le niveau d’éducation, la situation de handicap, l’origine ethnique, la situation d’autochtonie ou d’allochtonie, et même le système de caste, etc., viennent s’ajouter aux inégalités de genre.
Cet entrecroisement entre inégalités verticales et inégalités horizontales est exacerbé par les dynamiques de pouvoir et jeux d’intérêts liés aux nouveaux enjeux politiques et économiques du foncier. Ce qui marginalise davantage les plus vulnérables d’entre elles.
Comment les fondements socioculturels influencent-ils la gouvernance foncière et quel est leur impact sur les femmes, en particulier en ce qui concerne la propriété des terres ?

Les fondements socioculturels influencent beaucoup la gouvernance foncière. Comme je l’ai dit tout à l’heure, nous avons un cadre réglementaire assez progressiste en matière de droits fonciers des femmes. Cependant, le droit moderne et la gestion coutumière co-existent, avec une prédominance de la seconde. Cette dernière repose sur des normes sociales et inégalités structurelles de genre qui limitent l’accès et surtout le contrôle des femmes sur la terre tout comme leur participation qualitative à la gouvernance de cette ressource.
La loi sur la parité de 2010 a favorisé une forte représentation numérique des femmes dans les conseils municipaux, par exemple, néanmoins, elles sont parfois exclues des bureaux, au mépris de cette loi, elles sont aussi généralement absentes des commissions domaniales. La gouvernance des affaires locales par les collectivités est fortement influencée par les normes sociales et stéréotypes de genre. La gouvernance formelle du foncier reproduit à bien des égards les pratiques socioculturelles.
Bien qu’elles soient bien représentées dans ces instances décisionnelles, leur participation est peu qualitative. Cet impact limité de leur présence dans ces instances n’est pas uniquement lié à leur faible niveau d’éducation, leur faible connaissance de la législation ou encore leur fonction et rôle en tant qu’élues. Cette situation s’explique aussi par les effets des normes socioculturelles.
Pourriez-vous discuter des formes de violences basées sur le genre auxquelles les femmes peuvent être confrontées dans le contexte foncier et quelles solutions proposez-vous pour y remédier ?

On ne peut pas parler de formes spécifiques de violence basée sur le genre dans le domaine du foncier. Toutes les formes de VBG peuvent y être retrouvées. Cependant, l’expérience nous a montré que la revendication des droits fonciers de la part d’une femme peut être source de violence surtout physique quand sa démarche n’est pas socialement acceptée par sa famille et/ou sa communauté, par exemple.
Elle nous a aussi montré que l’engagement des femmes dans un projet défendant leurs droits fonciers pouvait être source de tension, de menace, voire de violence. Par exemple, nous avons connu une situation où une femme formée pour être parajuriste et animatrice foncière afin de porter les activités de sensibilisation et de dialogue communautaire a été menacée de répudiation par son conjoint si elle continuait à jouer ce rôle actif dans le projet.
Ce qui veut dire que la question des VBG doit être prise en compte, et de façon transversale, même dans un projet portant sur les questions foncières.
En quoi consiste l’autonomisation des femmes dans l’agriculture et quel rôle cela joue-t-il dans le domaine foncier ?
L’autonomisation est un processus qui peut être mesuré à partir de trois dimensions principales, les ressources ; le développement du pouvoir d’agir (agency ou agentivité) ; les réalisations/résultats, dit l’économiste du développement Naila Kabeer.
Dans le domaine de l’agriculture, l’autonomisation des femmes, notamment socioéconomique, est relative au processus par lequel, elles accèdent et contrôlent les ressources nécessaires à leur activité et ont une autonomie dans l’utilisation des bénéfices qu’elles en tirent ; elles améliorent leurs revenus et parviennent à satisfaire leurs besoins et à participer à la prise en charge des besoins de leur famille ; développent/renforcent leur pouvoir décisionnel au sein de leur famille et leur leadership au niveau communautaire.
Mais comme l’autonomisation est contextuelle, il est important de prendre en compte les réalités locales pour chaque dimension et saisir la signification que les femmes donnent à leur propre autonomisation. Nos travaux nous ont montré que le développement/renforcement du pouvoir décisionnel dans la production et l’accès et l’utilisation des ressources et des revenus, considéré comme une dimension clé de l’autonomisation, est perçu autrement par les femmes sur le terrain. D’où l’intérêt de décoloniser les approches et de développer, ou adapter, les outils que nous mobilisons sur le terrain et dans nos analyses.
Le foncier étant l’une des ressources principales dans l’agriculture, il joue un rôle capital dans l’autonomisation des femmes dans ce domaine. L’agriculture est une chaine de valeur et l’accès au foncier est indispensable pour le maillon production, et même pour celui de la transformation. D’ailleurs la réalité du terrain montre les difficultés d’accès au foncier expliquent en grande partie la faible représentation des femmes dans le maillon production, par exemple.

Pouvez-vous nous parler de l’importance des migrations féminines dans le contexte des questions foncières et des défis spécifiques auxquels les migrantes peuvent être confrontées ?
Les migrations féminines, internes et externes, sont multifactorielles. Elles découlent en effet d’une combinaison de plusieurs facteurs sociaux et économiques. Ceci pour dire qu’il est difficilement d’établir une relation de causalité directe entre les migrations féminines et les questions foncières.
Toutefois, la question foncière peut contribuer aux facteurs poussant des populations à partir en migration, y compris les femmes et surtout les jeunes femmes.
En effet, nos travaux sur l’impact du changement climatique sur les migrations dans une perspective du genre ont aussi montré que la réduction de l’assiette foncière dans un contexte où la valeur financière de cette ressource est très élevée, la compétition pour son contrôle, les conséquences de la dégradation des terres liées, entre autres, au changement environnemental et du changement climatique sur le rendement agricole, le tout associé aux politiques agraires peu performantes, constituent des facteurs de répulsion à l’origine des migrations internes, appelées exode rural, dans lesquelles les femmes et jeunes femmes sont particulièrement présentes. La migration est en effet devenue un moyen de diversifier, voire de créer de nouvelles sources de revenus pour les familles rurales qui jadis vivaient de l’agriculture.
Ainsi, dans ce contexte d’aggravation des inégalités et de l’insécurité foncières, les migrations féminines, notamment internes, constituent une source alternative de revenus.
D’un autre côté, il y a les femmes qui restent mais pour elles, le départ des hommes en migration n’engendre pas forcément une amélioration de leur accès sécurisé à la terre.
Le lien entre la migration interne et la question foncière se pose également d’une autre façon. En effet, nous savons que le droit de hache et le droit de feu continuent à régir la gestion foncière, malgré l’existence d’une législation foncière. Dans ce contexte, les femmes appartenant aux familles et groupes qui ne détiennent pas ces droits coutumiers, parce qu’allochtones, sont davantage marginalisées.
Quelles actions ou politiques pourraient être mises en place pour améliorer l’accès des femmes au foncier et favoriser leur autonomisation dans le domaine agricole ?

Plusieurs initiatives sont prises aussi bien par les pouvoirs publics que par les organisations de la société civile pour améliorer l’accès sécurisé des femmes à la terre, mais les résultats sont mitigés.
Sur le plan politique, une réforme foncière dans laquelle les droits fonciers des femmes sont adressés comme une question à part entière est nécessaire pour protéger les femmes et les populations les plus vulnérables contre l’aggravation des inégalités foncières.
Mais en attendant, le ministère de l’agriculture et de l’équipement rural d’alors a mis en place d’une Circulaire, en 2018, relative à la réduction des inégalités de genre en instituant un quota pour les femmes dans l’agriculture, y compris dans l’accès au foncier, conformément à la déclaration de l’UA de 2014 demandant aux États d’accorder 30% des terres documentées aux femmes.
Au mois de mai dernier, l’actuel ministère de l’agriculture, de la souveraineté alimentaire et de l’élevage a sorti une note pour faire le suivi de l’application de cette circulaire instituant le quota.
Dans le cadre du projet de recherche-action que j’ai coordonné, l’IPAR, le CNCR et leurs partenaires avaient initié des sessions de dialogue politique et de plaidoyer pour une légifération de ce quota. Toutefois, la réalité du terrain nous a montré que sans garde-fou, le quota, qui doit rester un seuil, devient un plafond pour les femmes.
Mais nous savons que la loi n’est pas une panacée et que la question de l’accès des femmes à la terre est avant tout une question socioculturelle. De ce fait, du côté de la société civile, plusieurs actions sont menées. Des actions de renforcement des capacités des femmes, et des acteurs de la gouvernance foncière, sur la législation et les droits fonciers des femmes, sur les techniques de communication pour influence, l’accompagnement à la sécurisation et à l’accès aux ressources pour valoriser leurs occupations foncières sécurisées, sont mises en œuvre.
Pour accompagner ces femmes formées à interagir avec les acteurs de la gouvernance foncière et revendiquer leurs droits, des stratégies et outils sont mis en place pour faciliter la création d’un environnement favorable au changement, notamment au niveau local. C’est en ce sens que dans le cadre du projet de recherche-action, nous avions développé et testé des stratégies et outils sur la base de données scientifiques probantes et désagrégées. Il s’agit de comités fonciers villageois dans lequel les femmes et les jeunes sont impliqués et jouent un rôle actif ; une commission domaniale élargie, une charte de bonne gouvernance sensible au genre, etc. Toutes ces actions doivent être documentées et leurs acquis doivent être renforcés et mis à l’échelle.
Enfin, comment voyez-vous l’évolution future de la gouvernance foncière en ce qui concerne l’égalité des genres et l’autonomisation des femmes ?

J’avoue que nous avons des appréhensions en ce qui concerne l’évolution de la gouvernance foncière et sa prise en compte de la dimension genre. Nous observons des signaux qui ne sont pas toujours favorables aux droits des femmes, en général.
Au moment où la question foncière et de sa gouvernance occupe l’actualité au Sénégal, l’égalité des genres dans ce domaine apparaît comme une question secondaire.
L’évolution des pratiques fortement marquée par le développement incontrôlé du marché foncier et l’émergence des nouveaux enjeux politiques du foncier sont en train de marginaliser davantage les femmes.
Alors que l’égalité des genres dans l’accès au foncier est une question de justice sociale et si nous voulons atteindre les objectifs de développement durable, nous ne pouvons pas occulter cette question qui constitue la cible de l’ODD5. Pour que la gouvernance foncière soit durable, il faut qu’elle soit équitable et inclusive.
L’autonomisation, qui est multidimensionnelle et pas uniquement économique, semble retenir davantage l’attention. Mais l’autonomisation des femmes et l’égalité des sexes sont intimement liées, elles sont indissociables.
Propos recueillis par Ndeye Magatte Kebe